La Tunis post-révolutionnaire est une ville schizophrène où tout le monde se regarde du coin de l'œil. Le jour, enfin libérée du carcan policier qui l'enserrait, la capitale offre son nouveau visage : démocratique. Le long de l'avenue Bourguiba (les Champs-Elysées tunisois), sous l'œil blasé des garçons de café, différents groupes de manifestants, gros de 400 à 500 personnes, se succèdent où se croisent, défilant du ministère de l'Intérieur au Théâtre de la Ville, le lieu de tous les rassemblements. Le scénario se répète chaque matin depuis le 14 janvier, date du départ en exil du président Zine el-Abidine Ben Ali.
La joyeuse pagaille débute vers 9 heures. Certains exigent le départ du Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, qui, il est vrai, occupait déjà ce poste sous l'« ancien régime ». D'autres, l'assurance que le caractère laïc du pays ne sera pas remis en question. Alors que les islamistes, réunis non loin de là, réclament, eux, l'ouverture complète des mosquées, jusque-là uniquement accessibles aux heures des prières. « Nous n'avons pas pu nous exprimer pendant vingt-trois ans, tout le monde aujourd'hui à quelque chose à dire ! », justifie un manifestant à qui nous confions notre surprise.
Il y a deux semaines de cela, ces manifestations étaient dispersées à grands coups de grenades lacrymogènes. Ce n'est plus le cas à présent. La plupart des policiers ont été désarmés, sur ordre du gouvernement. Ils patrouillent désormais sur l'avenue en portant à la taille des holsters vides qui baillent sur leur pantalon. « La police politique n'a pas disparu pour autant. Ils se font discrets. Le système s'est effondré, mais les hommes qui le servaient sont toujours là », avertit Ajmi Lourimi, l'un des fondateurs du mouvement islamiste Ennahda. La plupart des Tunisiens partagent son avis. Et c'est bien là le problème. A les écouter, tous, d'une façon ou d'une autre, ont soutenu la « Révolution du jasmin » et participé à son avènement. Pas un Tunisois ne manque à l'appel pour dénoncer le « régime mafieux tentaculaire » et la corruption instituée à tous les étages de la société par « la famille ». Pourtant, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti fondé par le président déchu, comptait 2 millions de membres. Deux millions de Tunisiens encartés par le pouvoir sur les onze qui vivent dans le pays ! Où sont-ils passés ? « Vous les trouverez notamment dans l'élite francophone, au sein de l'administration, dans les partis politiques ou les syndicats », assure, avec calme, Ajmi Lourimi. L'homme ne peut être suspecté d'accointance avec l'ancien pouvoir. Chef de file des étudiants islamistes à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis à la fin des années 1980, il a passé dix-sept ans en prison.
La « révolution de la dignité », partie de Sidi Bouzid, ville pauvre de l'intérieur du pays (250 km de Tunis), est-elle en train d'être récupérée par les privilégiés et les anciens caciques de l'ère Ben Ali comme le laisse entendre Ajmi Lourimi ? « Cinq minutes avant que le marchand de fruits Mohamed Bouazizi ne s'immole par le feu, la Tunisie était le pays le plus stable du monde arabe. C'est ce qui explique l'affaire Alliot-Marie. La ferme conviction que rien ne pouvait arriver ici, l'incompréhension de ce pays par l'extérieur et par ses élites », explique le politologue Farès Mabrouk. « Maintenant, il va falloir organiser la coexistence de communautés qui se méfient les unes des autres. Les chrétiens, les juifs, les Noirs tunisiens, les Berbères, les anciens RCD, les islamistes, les personnes torturées, etc. Nous devons prévoir des frictions entre tous ceux-là », poursuit le directeur du nouveau Centre arabe d'étude politique.
« La bourgeoisie tunisienne n'est pas descendue dans les rues pour réclamer la dignité mais pour des raisons économiques », juge, quant à lui, un homme d'affaires rencontré à la Villa Didon, l'un des cafés les plus chics de Gammarth, ville refuge des riches Tunisois, située à 20 km de la capitale. «Nous nous sommes très bien accommodés du système Ben Ali-Trabelsi (le nom de famille de la femme du président, Leïla), jusqu'au jour où ils ont commencé à toucher à nos affaires », précise-t-il. « La situation actuelle est dangereuse, nous ne savons pas qui est de droite ou de gauche. Nous sommes face à des laïcs et des religieux qui se détestent. Il n'y a pas de programme social et économique sur la table... », constate, accablé, l'entrepreneur.
De fait, un mois et demi après s'être débarrassés de leur « tyran », les Tunisiens se demandent qui les gouverne et, tout en craignant qu'une chasse aux sorcières ne plonge leur pays dans le chaos, s'inquiètent de voir les anciens collaborateurs de ce dernier continuer à les diriger. Vu le nombre de personnes qui ont bénéficié des largesses du clan Ben Ali, une opération main propre de grande ampleur lancée dans l'administration et les milieux d'affaires ne manquerait pas de tourner à la guerre civile. En même temps, ne rien faire risquerait de laisser le pays pourrir, pour de longues années, dans l'état de suspicion générale qui est le sien actuellement. « Nous ne savons toujours pas qui a tiré sur la foule lors des premiers jours d'émeutes à Tunis. Nous ne savons pas quels sont les gens qui ont tué des Tunisiens ! Le fait de rester dans l'incertitude alimente les désirs de règlement de comptes », alerte Houeïda Anouar, une jeune activiste qui s'est illustrée sur les réseaux sociaux. « Le problème, c'est que nous avons un soi-disant gouvernement d'union nationale (composé en grande partie d'anciens ministres de Ben Ali) qui est incapable de faire l'union », dénonce-t-elle. La tâche n'est pas facile. « Si vous saviez combien de lettres de dénonciation je reçois sur mon fax chaque jour... », indique justement un ministre quand nous l'interrogeons sur le sujet. Le couvre-feu vient d'être levé à Tunis. Pourtant, à dix heures du soir, la plupart des restaurants continuent de baisser leur rideau de fer.
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