Sunday, March 6, 2011

La justice parallèle du 14-Janvier - Nizar Bahloul



Ainsi donc le Tribunal de première instance de Tunis a décidé la cessation des activités de la Commission nationale d'investigation sur les affaires de corruption et de malversation.

Une Commission créée au cours des derniers jours du pouvoir de Zine El Abidine Ben Ali et qui a continué ses activités après le 14-Janvier. 


Elle a reçu 4000 dossiers. Autant d’espoirs de voir un jour la justice rendue par les membres de cette commission. 


Mais la justice (la vraie) en a décidé autrement et a ordonné la cessation des activités. De quoi pousser plusieurs (parmi nos lecteurs) à crier au scandale. De quoi pousser le président de cette commission, Abdelfattah Amor, à poser deux très cyniques questions « A qui profite tout cela ? » et « Est ce que l'ancien président aurait mandaté quelqu'un pour le remplacer? ». 


Justement, à qui profite tout cela ? 

La semaine dernière, dans cette même rubrique « chroniques », j’osais espérer : « La Tunisie se stabilisera et retrouvera sa quiétude et sa vraie justice ». 


Un début de quiétude commence déjà à se voir avec la nomination de Béji Caïd Essebsi qui a réussi l’exploit, en 24 heures, à calmer les syndicalistes de l’UGTT. 


Quant à la justice, la cessation des activités de la Commission de Abdelfattah Amor, en est un début. Voici pourquoi. 


Les arguments brandis par le groupe d’avocats ayant déposé une plainte en référé pour que la commission cesse ses activités tiennent debout. Le hic, c’est qu’il s’agit d’avocats et, donc, une suspicion d’intérêt pourrait se cacher derrière leur manœuvre. Quand bien même ils jureraient leurs grands dieux une bonne foi, un amour sincère de la justice, il y aurait toujours des langues fourchues pour dire le contraire et remettre en doute leur bonne foi. 


Mais quand des juges s’expriment sur la question, il y a de quoi réfléchir sur les prérogatives accordées à cette commission. 

Il s’appelle Mokhtar Yahiaoui et figure parmi les juges tunisiens les plus intègres. Il est l’un des tout premiers juges à s’être opposé à Ben Ali en lui envoyant, en 2001, une lettre ouverte pour réclamer l’indépendance de la justice.


Cette lettre ouverte lui a coûté très cher. Il a été arbitrairement limogé du corps de la magistrature, a été violenté, harcelé, battu… 


La première fois que j’ai rencontré le juge Mokhtar Yahiaoui, c’était à l’occasion de sa grève de la faim en 2005. J’allais à l’époque rendre visite à mon confrère Lotfi Hajji qui observait, lui aussi, cette grève en compagnie d’Ahmed Néjib Chebbi et autres militants. 


Il suffit de regarder M. Yahiaoui dans les yeux pour remarquer sa modestie et faire confiance à sa droiture. 
Le juge Mokhtar Yahiaoui a accordé une interview à Echourouq et s’est exprimé sur la commission pour dire : « Cette commission d’investigation contre la malversation représente une justice parallèle. Tout a été fait pour exclure l’appareil judiciaire officiel des affaires liées à la corruption ». 

Tout est dit. C’est même une question de bon sens. Comment a-t-on pu accepter qu’il y ait une justice parallèle ? Comment a-t-on pu accepter un instant d’exclure la justice officielle au profit d’une simple commission ? Comment a-t-on pu accepter un instant que l’on fasse confiance aux investigations de quelques membres (aussi intègres soient-ils) désignés par Ben Ali et émettre des doutes sur des juges qui, à quelques exceptions, sont tous intègres en théorie ? Comment a-t-on pu accepter qu’une commission exerce des activités aussi importantes, sans base légale définissant ses attributions, sa composition, ses prérogatives ? Comment a-t-on pu accepter que des preuves matérielles légales soient détériorées par les membres de cette commission.
Je renvoie la question à Abdelfattah Amor : « A qui profite tout cela? »


Cette commission a été créée par Ben Ali et il y a plein à redire. La justice s’est prononcée dessus et c’est tant mieux. D’autres commissions et instances ont été créées et il y a plein à redire également. On espère que la justice se prononcera dessus, car les compositions et attributions de certaines autres commissions sont sujettes à beaucoup de doutes. 


Car beaucoup de ces néo-justiciers cachent, sous leur masque de lutte contre la corruption et sous leurs bonnes paroles, des volontés de nuire à leurs concurrents et leurs adversaires et ce pour des objectifs politiques ou bassement mercantiles. Cherchez-les parmi les chasseurs aux sorcières, ils sont nombreux. 

Dans cette Tunisie post-révolutionnaire, on a besoin de véritables juges, d’une véritable justice. Or aujourd’hui, ce que l’on voit, ce sont des avocats, des syndicalistes, des journalistes qui se la jouent néo-justiciers. 
Pour que le pays redémarre, pour que la révolution réussisse, il faut que l’appareil justiciaire soit rétabli et renforcé. 


Dans son interview, Mokhtar Yahiaoui cite Churchill quand il a dit qu’il n’y a aucune inquiétude sur la Grande-Bretagne si sa justice est en bonne santé. 
Il se trouve, comme le fait remarquer notre juge, que la justice tunisienne n’est pas réellement en bonne santé. Les raisons ? 


Pour ce juge, le procureur de la République reçoit ses ordres du ministère de la Justice. Et la police reçoit ses ordres du ministère de l’Intérieur. Que reste-t-il donc aux juges pour pouvoir travailler ?


A entendre M. Yahiaoui, à voir ce qui s’est passé durant les dernières semaines, à constater cette terrible chasse aux sorcières où tout le monde accuse tout le monde sans preuve aucune, il est impératif que la justice soit renforcée pour mettre de l’ordre. Il est impératif de la réformer le plus tôt possible pour ne plus laisser d’honnêtes citoyens se laisser accuser de corruption, de malversation ou de crimes impunément. 
Juste après l’urgence sécuritaire, et en parallèle de l’urgence économique, il faut renforcer, dans les plus brefs délais, la justice. 


Et pour cela, les paroles de Mokhtar Yahiaoui valent de l’or. Il aura fallu le choc de la cessation d’activité de la commission de malversation pour que ces paroles, prononcées déjà par plusieurs juges et avocats, se fassent entendre.

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