Saturday, March 19, 2011

La chute des tyrans : Des peuples qui se hâtent vers leur avenir - Abdelaziz Gharmoul (Ecrivain, journaliste)

L’Histoire ne pardonne pas, une règle de laquelle les pouvoirs arabes ne semblent pas avoir tiré grand-chose.
Toutes les leçons des expériences qui se sont répétées sur plusieurs générations n’ont été intégrées qu’au moindre degré dans le monde arabe. Aussi, dans cette partie du monde, l’homme tend-il à répéter les erreurs de l’histoire comme s’il était à chaque fois le premier à les commettre et comme si, pour lui, l’Histoire n’était pas faite pour le punir au bout du compte pour ses erreurs – une punition assortie d’humiliation dans certains cas, tel que ce fut le cas pour quelques tyrans. De grâce, alors, observons bien ! L’histoire est en train de refaçonner aujourd’hui la vie des Arabes, vie jusque-là figée depuis des siècles. Ces événements, dont le souffle circule encore et dont vous suivez partout où vous êtes, ces événements qui meublent l’espace des médias de faits très chauds et qui, surtout, transforment le décor politique et parfois social de certains pays du Moyen-Orient et du Maghreb, ne sont pas de simples événements éphémères d’une réalité chancelante.
Non, c’est l’Histoire qui s’ébranle et secoue ces régions comme un séisme, pour recomposer l’écorce terrestre tectonique sous les pieds des peuples, afin que ces derniers se pressent vers leur avenir avec des pas (qu’ils veulent être) sûrs et mieux orientés. Comme nous l’enseigne l’Histoire, quand ils n’en peuvent plus de leurs conditions de vie, les peuples inventent de leur sang les voies vers ce qu’ils considèrent comme un avenir meilleur pour eux. Qu’on regarde avec des yeux bien ouverts ce spectacle sanglant et qu’on se pose les questions nécessaires pour se guérir du vieux doute qui hante nos âmes inquiètes ! Nous devons reconnaître que notre génération éprouve un certain bonheur en regardant ce mouvement, un mouvement que nous avons toujours souhaité — non sans avoir souvent œuvré pour qu’il se produise et ce, depuis qu’ils ont pris conscience qu’ils n’y avait pas d’avenir à l’ombre des systèmes politiques et sociaux archaïques qui les étouffent.
Nous devons, là, rendre hommage aux efforts de toutes natures commis par quelques individus issus du milieu traditionnellement appelé «l’élite». Un travail discret, accompli parfois dans le compromis, parfois en composant avec «l’état de fait», avec moins de satisfaction et beaucoup de déception, mais un travail qui a convergé vers ce qui éveillera la conscience des gens et donner les fruits que nous savourons aujourd’hui.
L’effet tunisien
Toutefois, le déclenchement de ce que nous appelons désormais «la révolution arabe» n’aurait pas pu avoir lieu sans le changement du mode de vie dans l’esprit de la nouvelle génération d’Arabes et ce, grâce à la télévision et à l’Internet précisément. Les télévisions non gouvernementales ont fait muter le mode de vie dans les mentalités arabes modernes, et l’Internet a favorisé et stimulé la communication entre tous ceux qui veulent changer «la vie de chien» qu’ils mènent sous leurs régimes pourris. Le modèle tunisien qui sera pris comme exemple dans la plupart des pays arabes nous en donne la meilleure illustration.
Ce qu’on appelle aujourd’hui «l’effet tunisien», qui s’est propagé dans l’espace profond arabe comme une bouffée d’oxygène supplémentaire, a sonné le glas du système politique arabe désuet qui a jusque-là opprimé  les peuples, les privant de liberté, bafouant leur dignité, les poussant, jour après jour, durant cinquante ans, à se résigner à vivre de peu, en assiégeant leur vie d’un mur de dogmes gardé par des partis, des associations composées sur mesure et par des services de sécurité, des vassaux de tous bords, ainsi que par un vaste marché de corruption où s’achètent et se vendent les consciences avec argent, services ou allégeance (les tyrans arabes en sont arrivés jusqu’à offenser, insulter leur peuple, à l’instar du président algérien, Bouteflika, qui traitera les Algériens de «paresseux et de nains», ce à quoi des intellectuels lui avaient répondu, au demeurant, avec moquerie : «Le Président veut commander le peuple de Suède.» Et un des manifestants yéménites dira que «le régime veut changer de peuple», pour paraphraser dans l’humour le fameux slogan «Le peuple veut changer de régime», scandé par les révolutions arabes).
«L’effet tunisien» s’est répandu en temps voulu, faisant plus que défier le système politique en place. Le soulèvement tunisien a su profiter des leçons des soulèvements traditionnels, des manifestations, des grèves et des désobéissances aux gouvernants, qui avaient envahi certains pays arabes au cours des décennies précédentes sans grandes conséquences positives concrètes pour les peuples, ni amorce réelle de mécanismes efficaces afin de corriger les politiques et les situations. Cette révolution a finalement brisé le miroir déformant qui renvoyait un faux éclat du système, allant ainsi à l’essence, à la mobilisation concrète des sentiments d’injustice, d’humiliation, de marginalisation, ainsi que du rejet chez les gens de vivre sous le joug sécuritaire. Elle a transformé en quelque sorte ce qui était naguère un refus individuel en un refus collectif. Elle a fait plus pressante l’alerte aux peuples, toutes classes et convictions politiques confondues, que le peu de vie possible était devenu impropre à vivre, et qu’une fin noire les menaçait. La cause profonde dans l’affaire étant la marginalisation de la majeure partie du peuple par une politique de la corruption et du clientélisme.
La colère arabe
La vie glisse peu à peu dans la futilité et le non-sens dans le monde arabe. «L’effet tunisien» a mobilisé ce qui reste de la volonté d’exister, volonté manifeste à travers la souffrance et le désespoir agité des gens à changer leur destin, sous le carcan de l’état d’urgence, des lois d’exception et de la gestion policière de leurs sentiments et moyens de subsistance. En mettant en avant le terme de «rupture» dénué de tout qualificatif, il a ainsi voulu mettre un terme à l’usage des vocables qui ont perdu leurs sens face à l’entêtement des régimes, tels que «réformer», «revendications sociales», «participation au pouvoir», «élections libres et démocratiques»… termes dont se gargarisaient certaines élites plus comme un souhait que comme une volonté, ce qui renforçait le régime et le protégeait contre une opposition radicale que le mot «rupture» incarne.
On ne peut pas comprendre la raison de la révolution arabe sans connaître l’Histoire de sa colère. Depuis  que les idéologies ont perdu de leur éclat au milieu des années 1980 (avec les suites qu’on connaît, comme la chute du Mur de Berlin), on allait assister à l’irruption des révoltes pour le pain, contre le chômage, pour l’amélioration des conditions de vie, etc. Ces soulèvements ont touché l’Egypte, la Tunisie, la Syrie, le Maroc, entre autres pays arabes. En Algérie, particulièrement, ils aboutiront à la révolution dite «Révolte d’octobre 1988» qui a renversé la tête du système sans pouvoir aller jusqu’au bout, c’est-à-dire renverser le régime tout entier et tracer une nouvelle voie pour l’avenir du pays.
En cette période, sensible dans l’Histoire du monde arabe, les régimes ont pris le-devant, changeant les instruments de leur protection ainsi que le discours du parti unique au pouvoir – en qui personne ne croyait – par des services de sécurité bien entraînés dans la lutte contre les émeutes (et pas seulement les émeutes). La vie du citoyen arabe deviendra un dossier déposé sur les étagères des bureaux de renseignements.
L’exemple algérien sera celui qui suscitera le plus d’attention. La réaction du pouvoir, blessé et mis dans un état lamentable, sera implacable. Il a construit une façade de démocratie et lâché, d’une manière bien étudiée, quelques libertés fondamentales qui donneront vite lieu à l’anarchie. Pour survivre longtemps finalement, il a livré le pays au fléau du terrorisme, une mécanique de la violence qui a emporté plus de deux cent mille Algériens et occasionné des dommages inestimables dans l’infrastructure, ainsi que des maladies profondes dont cette génération ne peut s’affranchir. Le pouvoir a  depuis survécu 23 ans et continue d’empoisonner la vie des générations futures. La leçon de l’expérience algérienne a été retenue par les nouveaux révolutionnaires, particulièrement en Tunisie et en Egypte, qui sont en train de poursuivre leur combat à leur manière afin que le chemin de l’avenir ne soit pas ensanglanté sous leurs pas comme ce fut le cas de l’Algérie alors exténuée.
Remarquons que tous les présidents des régimes ont répété comme des perroquets les mêmes menaces : «Nous ou le désordre». Manifestement, l’exemple algérien sanglant n’était pas absent de leur conscience – le régime était resté, et le désordre s’était répandu  ;  –  c’est pour cela que les peuples arabes en révolte ces jours-ci ont choisi une autre voie : celle de la rupture. Aujourd’hui, en analysant les choses de sang-froid, on s’aperçoit que les régimes policiers brandissent les slogans de «valeur républicaine», de «démocratie», de «libertés fondamentales», de «l’indépendance de la justice», ils ont même créé, ici et là, une opposition sur mesure. Evidemment, cela n’a pas fait sortir leurs peuples respectifs du désespoir, du mal-vivre, de l’injustice, de l’ignorance, du chômage, de l’opinion unique et de la mauvaise répartition des richesses. Cela n’a pas fait reculer les innombrables problèmes de logement, de santé, de scolarisation, d’environnement.
Nul ne s’écriera : «Ah, quelle contradiction !»
La révolution tunisienne est venue lever le couvercle sur le grand fossé qui sépare le pouvoir du peuple et sur le brisement du miroir déformant qui renvoyait de la Tunisie l’image du modèle en matière de développement, de démocratie «version arabe», et de réélection de président à la demande de son peuple avec ses crève-la-faim, ses chômeurs et ses ignorants. Pendant qu’ils subissaient les tirs à balles réelles à cause du simple fait de manifester, aucun parmi ces révoltés ne pensait que sa vie sous l’abus et l’imposture valait mieux que sa mort, et c’est là le paroxysme de la certitude dans le cœur du vivant, et particulièrement dans celui de tout Arabe aujourd’hui.
Jetons à présent un dernier regard à l’image du régime arabe dans le miroir en train de partir en éclats. Ce régime arabe… républicain – comme c’est étrange – est présidé par un militaire au grade de colonel ou de général. Et quand il se trouve qu’un pays arabe porte au-devant de la scène, sous telle ou telle pression internationale, un président «civil», celui-ci sort obligatoirement du manteau des militaires et avec leur total consentement, c’est dire que l’institution de la Présidence n’est en réalité qu’une annexe du ministère de la Défense. Mais paradoxalement, ce président, élu «démocratiquement» obtient, en vertu du titre qui lui est accordé, d’être le chef suprême des forces armées et le chef du Haut conseil de la sécurité nationale, le premier magistrat du pays, le président honorifique du Parlement, c’est lui qui désigne les chefs de l’armée et des services de sécurité, les ministres, les ambassadeurs, les directeurs des entreprises publiques, les walis, les directeurs généraux des partis de l’alliance gouvernementale. A ces tâches que même les dieux grecs réunis seraient incapables d’accomplir à la fois, il faut ajouter celles de directeur de rédaction de toute la presse écrite et audiovisuelle de l’Etat et  de cheikh de tous les clans et zaouias ettourouqiya.
La grande supercherie en tout cela est que toutes les nominations qu’il effectuera ici ou là ne seront pas commandées par les degrés de compétence ou poids historique et social des candidats, ni même par des nécessités d’équilibre politique, mais par les besoins de l’allégeance au pouvoir, par le régionalisme et le népotisme, des critères aux points calculés avec une précision mathématique par les services de renseignement. Aussi, après s’être rodé à la gouvernance et avoir éliminé tous ceux dont l’allégeance pour lui était douteuse, ce président a tout le pays entre ses mains, devenant un petit dieu, doté de privilèges et de prérogatives de dieux, se prélassant dans le paradis que lui a annoncé sa religion, ayant tous les pouvoirs sur les âmes et les biens de son peuple. Et pour sauvegarder tout cela, il est prêt à tirer avec les blindés et les avions sur ce peuple, comme c’est le cas actuellement en Libye.
Cette démocratie là s’illustre d’une manière burlesque : c’est le président qui distribue les rôles entre les partis, c’est lui qui fabrique l’opposition «responsable», c’est lui qui invente et met en place les associations de la société civile, selon ce que les conditions permettent, c’est lui qui, d’un moment à l’autre, corrompt le peuple en soutenant les prix des produits de consommation et ce, afin d’éviter les contestations contre la cherté de la vie. Le reste du visage de cette démocratie s’illustre par quelques journaux non modérés et quelques plumes subversives par hasard tolérées.
Ridicule ! Et l’image serait presque complète si l’on y ajoutait les tâches colossales de premier magistrat du pays, à savoir répartir entre les juges les sanctions retenues par avance contre les désobéissants à punir, et s’appliquer à lire les rapports sécuritaires chaque matin : «Tout va bien monsieur le Président. Le pays tourne à merveille. Les gens glorifient votre nom !» Cette image simplifiée, et pouvant paraître naïve à certains égards, est celle que reflète le miroir des régimes arabes qui, à ce tournant décisif de l’Histoire, est en train de se briser sous les pieds des peuples qui avancent à grande hâte vers leur avenir. Ces révolutions, qui seraient, selon une conception traditionnelle, non organisées, parce que démunies de leadership et de discours de feu à l’ancienne, ont été, à bien voir, plus mûres et plus intelligentes que les tentatives de révolution qui les ont précédées et qui ont toutes avorté. La nouvelle génération a compris que l’ère des leaderships et des personnalités exceptionnelles qui initient et guident des renversements fait désormais partie d’un passé exécré, et que l’organisation sous forme de partis politiques ou syndicale ne conduit pas à une rupture avec le régime en place, mais qu’au contraire, elle peut le raffermir davantage et augmenter sa prudence.
La revendication par la rue
Que ce soit en Tunisie ou en Egypte (où ils ont mieux concrétisé ce mode de lutte), les jeunes insurgés ont choisi la voie la plus simple et la plus efficace : s’accorder autour de demandes de principe définies et occuper la rue jusqu’à leur satisfaction et ce, quels que soient la situation et le nombre de victimes. Pour eux, c’était le moyen ultime pour sauver leur vie de l’insignifiance : le départ du président en exercice, la destitution du gouvernement, la dissolution du Parlement, l’élaboration d’une nouvelle Constitution et l’organisation d’élections libres et démocratiques. Donnant ainsi la meilleure synthèse revendicative qui puisse être formulée par une révolte populaire, demander ensuite des comptes aux corrompus, juger ceux ayant profité du pouvoir, récupérer les fortunes volées par les clans du pouvoir et qui s’entassent dans des banques occidentales, donc des revendications bien définies, essentielles. Un esprit on ne peut plus pragmatique que celui manifesté par ces jeunes aux mains et aux cerveaux purs de la fange nauséabonde de la politique arabe.
Par cela, ils ont mis à nu, notoirement et à jamais, le régime arabe. Ils ont fait en sorte que s’affiche la réalité que ceux qui nous gouvernent sont des despotes et qu’ils sont de simples bandes de malfrats, ligués pour piller les richesses publiques et non pas des chefs comme ils prétendent l’être. Ces jeunes révoltés ont demandé alors à ce qu’ils soient jugés devant les tribunaux comme de banals criminels. C’est là que «l’effet tunisien» semble avoir déclenché une dynamique  historique qui est venue tirer le peuple arabe de son état de léthargie et faire jaillir en lui cette volonté de vivre librement, volonté qu’il portait en lui et qui fut tant réprimée par les systèmes politiques qui les commandent depuis des décennies.
Fini donc à jamais le despotisme autocratique ; finie à jamais l’idée de la transmission du pouvoir de père en fils à la manière syrienne, comme si l’on voyait en la République une propriété familiale ; fini à jamais ce jeu pervers de diviser le peuple en tribus et en clans comme au Moyen-Age ; finis à jamais le parti unique, l’opinion unique et la peur qu’on distribue à tous. Ainsi, les souffrances ont-elles unifié les peuples sur une voie nouvelle du rêve d’un avenir meilleur. Une question importante s’impose ici : comment ces régimes n’ont-ils pas vu venir leur fin ? La réponse est peut-être simple : l’absence chez eux d’une vue historique. Le pouvoir s’étant entouré, voire assiégé, de systèmes de sécurité ayant toutes les latitudes pour contenter le président, y compris par le mensonge, afin de préserver leurs  privilèges auprès de lui. Tout ce qu’il (le Président) disait était juste, tout ce qu’il commettait était bien, et il était juste et bien qu’il fût au-dessus de la loi et au-dessus du peuple, qui, malgré lui, l’avait élu. Mais ce président ne pouvait pas être au-dessus de l’Histoire, l’Histoire qui a fait que son régime et d’autres de même nature soient impitoyablement poursuivis pour leurs actes, à la fin de leur vie.

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