Friday, March 4, 2011

La révolution- Sadok Marzouk, La Presse le : 04-03-2011

Rappel de quelques concepts : Il n’est peut-être pas inutile de rappeler, d’abord, la définition de certains concepts essentiels :
La souveraineté : c’est la détention du pouvoir de décider de l’ordre social et politique, autrement dit de l’ordonnancement  juridique valable dans la société.
La marque essentielle de la souveraineté, c’est  la possession du pouvoir constituant, autrement du pouvoir d’établir une Constitution.
Dans une perspective  républicaine, la souveraineté appartient au peuple qui l’exerce, dans les sociétés modernes, par délégation à des représentants  par voie  d’élections. C’est ce qu’on appelle la démocratie représentative, par opposition à  la démocratie directe.
Les élections sont, ainsi, le moyen par  lequel le peuple exprime sa volonté. Mais cela n’est valable que dans le cas où   le peuple reconnaît encore les institutions politiques en place, dont notamment la Constitution, et les considère donc encore comme légitimes. Car il est bien entendu que le peuple en révolution  ne peut s’exprimer par des élections. Il manifeste, alors, sa volonté par consensus.
La légitimité (politique) : c’est la conformité à l’ordre social et politique désiré par le peuple. Elle se distingue de la légalité qui est la conformité au droit positif existant.
Le consensus :  c’est un accord général tacite ou manifeste parmi les membres d’un groupe, pouvant permettre de prendre une décision sans vote préalable.

Le peuple : le concept peuple est un concept politique. En cela, il se distingue de la population qui est un concept démographique et statistique.
Ce sur quoi il faut  insister,  c’est que dans une situation révolutionnaire, le peuple ne se confond pas avec les électeurs, mais il est constitué par les révoltés qui, par leur courage et leur détermination, se trouvent rassemblés pour résister au pouvoir établi et prouvent, ainsi, qu’ils représentent le peuple tout entier.
Je ne trouve pas mieux, ici, pour définir le peuple, dans une situation révolutionnaire, que de citer ce très beau passage de Alain Badiou extrait de son article «Tunisie, Egypte : quand un vent d’est balaie l’arrogance  de l’Occident. Les soulèvements  des peuples arabes sont un modèle  d’émancipation»,  article  publié au journal Le Monde du 19 février 2011:
«Le peuple, le peuple seul, est le créateur de l’histoire universelle. Il est très étonnant que, dans notre Occident, les gouvernements et les médias considèrent que les  révoltés d’une place  du Caire soient le peuple égyptien. Comment cela ? Le peuple, le seul peuple raisonnable et légal, pour ces gens, n’est-il pas d’ordinaire réduit, soit à la majorité d’un  sondage, soit à celle d’une élection ?  Comment se fait-il que, soudain, des centaines de milliers de révoltés soient représentatifs d’un peuple de 80 millions de gens ? C’est une leçon à ne pas oublier, que nous n’oublierons pas.
Passé un certain seuil de détermination, d’obstination et de courage, le peuple peut en effet concentrer son existence sur une place, une avenue, quelques usines, une université … C’est que le monde entier sera témoin de ce courage et surtout de stupéfiantes créations qui l’accompagnent. Ces créations vaudront  preuve  qu’un peuple se tient là».
Conséquences de la révolution du 14 janvier sur les institutions politiques existantes
La révolution du 14 janvier, comme son nom l’indique, n’est pas un mouvement réformiste. Les révolutionnaires du 14 janvier n’ont pas entendu demander que certaines réformes soient apportées au système existant. Ils ont exprimé clairement leur volonté  de ne plus reconnaître ce système. La constitution  est devenue, de ce fait, caduque et le peuple a récupéré son pouvoir constituant  originaire. Il  a, par ailleurs, révoqué la délégation qu’il était censé avoir faite à ses  représentants : président de la République, Chambre des députés, Chambre des conseillers et gouvernement. Toutes ces institutions sont devenues caduques et n’ont  même pas  besoin d’être formellement dissoutes.
Est-il besoin de souligner que la régularité du recours fait à l’article 57 de la Constitution est plus que douteuse.
*En effet, l’application  de cet article suppose la vacance de la présidence de la République  pour  trois causes limitativement énumérées, à savoir le décès, la démission ou l’empêchement absolu du président de la République. Il est évident  que c’est  la démission qu’on a visée pour faire application de l’article 57 de la Constitution. Mais sommes-nous dans l’hypothèse d’une démission ? La réponse, d’un point de vue  strictement   juridique, est à l’évidence négative. Car  Ben Ali n’a pas présenté sa démission, mais s’est enfui, ce qui est différent. En effet, si la démission est  prévue par la Constitution et donc un acte  constitutionnel, autrement dit  un acte juridique régulier, la fuite est un abandon de poste, autrement dit un fait  anticonstitutionnel puisque, non seulement  elle n’est pas prévue par la Constitution, mais elle constitue une trahison de celle-ci. Il faut rappeler, à cet égard, que d’après l’article 41 de la Constitution «le Président de la République est le garant de la l’indépendance nationale de l’intégrité du territoire et du respect de la  Constitution et des lois ainsi que  de l’exécution  des traités. Il veille au fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels et assure la continuité de l’Etat».
La fuite de Ben Ali a créé, ainsi, un vide constitutionnel (Voir mon article sur Le Monde. fr. Débats. du 1er février 2011).
Il s’en, suit que la délégation faite par la Chambre des députés et la Chambre des conseillers de leur pouvoir législatif au président de la République par intérim, en s’appuyant sur l’article 28 d’une Constitution caduque, est nulle et non avenue, pour défaut de qualité du délégant.    Dans ces conditions, le recours  à l’article  57  de la constitution de 1959  pour faire désigner le Président de la Chambre  des députés aux fonctions de président de la République par intérim et le recours à l’article 28  pour faire déléguer par les deux chambres du  Parlement  le pouvoir législatif au président de la République par intérim,  constituent un artifice destiné à  confisquer la révolution  et à faire obstacle  à l’exercice par le peuple de sa souveraineté retrouvée . Mais le peuple révolutionnaire ne s’est pas laissé faire. Par ses manifestations  dans tout le pays  et ses rassemblements à la Kasba, il refuse de  reconnaître les pouvoirs mis en place par l’utilisation abusive de  certains articles d’une Constitution, par ailleurs, morte,  même  si on ne veut pas encore se résoudre à l’enterrer, et ce,  dans le vain espoir de la  faire ressusciter !
Que faire, alors ?
Le nouvel ordre social et politique voulu par le peuple
Le gouvernement provisoire de Monsieur Mohamed Ghannouchi et  les partis  politiques de  l’opposition qui en faisaient partie voulaient organiser des élections  présidentielles  d’abord. La question de la révision de la Constitution viendrait après.
Cette démarche, si elle aboutissait, aurait toutes les chances de nous ramener un  Ben Ali bis. Le peuple n’est pas  dupe. C’est pourquoi il demande, d’abord, la formation d’une Assemblée constituante qui  aura  pour tâche de définir le nouveau régime politique. Cette  proposition semble, aujourd’hui, recueillir  l’adhésion de tous ceux qui ont exprimé leurs opinions  sur les journaux ou sur les plateaux de télévision (anciens ministres, universitaires, journalistes, etc). Mais ces opinions ont toutes les qualités sauf l’essentiel, à savoir  qu’elles n’indiquent pas comment former cette Assemblée constituante et,  pire encore, elles demandent soit au gouvernement provisoire soit  au président de la République de convoquer cette assemblée, alors même  que le Code électoral n’est pas encore modifié ; sans parler  de la  non-habilitation  du président de la République par intérim pour convoquer une  Assemblée constituante, pour les  raisons  que je viens d’évoquer (un Parlement caduc  ne peut valablement   déléguer le pouvoir législatif qu’il a perdu)   et parce que, de toute manière, la délégation faite au  président de la République par intérim  par la loi n°2011 du 9 févier 2011 ne comporte pas le pouvoir de convoquer une Assemblée constituante, un tel pouvoir étant, du reste, implicitement mais nécessairement interdit par l’article 57 de la Constitution.

Comment faire ?
La solution est simple comme l’œuf de Colomb. Il suffit  d’y penser et il fallait y penser dès  le jour de la fuite de Ben Ali, mais on n’y avait pas pensé ou on ne voulait pas y penser. La voici, la solution :
Le peuple  révolutionnaire souverain , après une large consultation de toutes  ses composantes  réunies, s’il le faut en congrès, mais pas nécessairement,  désignera  par consensus,  dans les plus brefs délais,  une assemblée qu’on pourra appeler Assemblée nationale  révolutionnaire, pour éviter l’appellation de Conseil de la Révolution,  généralement utilisée par les auteurs de coups d’Etat . Les tâches qui seront assignées à cette assemblée seront les suivantes :
Désigner un gouvernement provisoire qui ne sera responsable que devant elle  et sur lequel le président de la République par intérim (maintenu par consensus du peuple et ne tirant pas sa légitimité de l’article 57 de la défunte Constitution) n’aura aucun pouvoir;
Exercer le pouvoir législatif et, pour commencer, voter la loi modifiant le Code électoral ;
Une  fois le nouveau Code électoral adopté, organiser des élections pour la désignation d’une Assemblée constituante, en spécifiant  que cette assemblée cumulera le pouvoir législatif et le pouvoir constituant;
Une fois l’Assemblée constituante réunie, l’Assemblée nationale révolutionnaire  se séparera, autrement  dit se dissoudra.
L’Assemblée constituante exercera, alors, le pouvoir législatif, tout en   préparant  le projet de la nouvelle Constitution.
Une fois le projet de la nouvelle Constitution  établi, il sera soumis pour adoption soit au vote de l’Assemblée constituante, soit au référendum.
Après l’adoption de la nouvelle Constitution, l’Assemblée constituante continuera à siéger jusqu’à la réunion du Parlement dont elle aura organisé l’élection en même temps que celle du président  de la République, s’il est décidé qu’il sera élu au suffrage universel.
Une fois  le Parlement réuni, l’Assemblée constituante se dissout.
Et tout rentrera dans l’ordre, le nouvel ordre, bien entendu.

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