Article paru dans le Nouvel Observateur du 25 octobre 2001 [1].
Quand des milliers de jeunes conspuent notre hymne national au Stade de France, comment ne pas être blessé ? Confiance déçue, révélation publique d’une situation jusqu’alors cachée dans nos banlieues, mal-être d’une génération issue de l’immigration qui n’a pas encore fait de la France sa patrie : à tout cela il y a des causes anciennes et profondes.
Ceux qui s’offusquent à juste titre d’entendre la Marseillaise sifflée sont parfois les mêmes qui, voici quinze ans, me faisaient reproche de vouloir la faire apprendre dans les écoles. Je veux souligner par là qu’on ne peut exiger du peuple un patriotisme que désertent les élites. D’où est venu ce discours lancinant sur la nation qui serait dépassée, la France qui serait moisie, l’instruction civique qui serait passée de mode, sinon de ceux qui exercent le magistère politique ou moral sur notre pays depuis trente ans ? A force de cultiver le masochisme national, de détruire l’élémentaire confiance en soi dont tout peuple a besoin pour affronter les défis de l’avenir, on aboutit à ce résultat désastreux : la sécession morale de ceux qui, justement parce qu’ils ne possèdent pas grand chose, auraient, selon la juste intuition de Jaurès, le plus besoin d’une patrie pour s’affirmer et grandir. Comment inviter les nouvelles générations issues de l’immigration à devenir partie intégrante d’une nation dont les responsables cultivent systématiquement la repentance ? La honte de soi n’est pas la meilleure manière d’agréger.
La France se mire dans son passé ; jusqu’à l’obsession, elle revisite ses heures noires, fait revivre les drames d’hier, ressuscite jusqu’à la nausée les lâchetés et les crimes, entretient une culpabilité déliée de toute connaissance des réalités. Elle ne pense sa relation avec l’Allemagne qu’à travers le prisme des années quarante. Elle ne traite de ses rapports à l’Algérie que par le rappel de la guerre et de ses souffrances. Et dans ces deux cas, l’évocation du passé est tronquée ou mensongère.
Vichy n’était pas la France, mais ce qu’il en advint lorsque la République abdiqua. L’extrême droite française obtint de l’occupant nazi ce que le suffrage universel lui avait toujours refusé. Et c’est une grande faute de Jacques Chirac que d’avoir assimilé Vichy et la France. C’est l’avenir qui devrait nous guider et non le rétroviseur. Quand 6 % seulement des jeunes Allemands apprennent notre langue et 12% des jeunes Français étudient l’allemand, on mesure le chemin à parcourir : de la base au sommet, les relations franco-allemandes doivent être revivifiées. Depuis 1963, où en sont les projets, les initiatives, les échanges que seule une poignée de gens dévoués s’escrime à maintenir dans l’indifférence ? La France et l’Allemagne, ce n’est pas Vichy et le régime nazi : c’est la relation exceptionnelle de deux peuples qui se sont combattus durement et dont l’accord constitue la charnière de l’Europe de demain. Mais de cela, qui se soucie ? Et de même avec la rive Sud de la Méditerranée un engagement conjoint doit nous permettre d’assécher ensemble le terreau de l’intégrisme, de lutter contre la misère et de mettre un terme aux humiliations. Ne seraitce pas plus intéressant et fécond que de se complaire dans l’évocation maladive d’un passé qui ne passe pas ?
La guerre d’Algérie, ses violences et ses drames ont duré sept années, et mis un terme à une colonisation de cent trente deux ans. Qu’on le veuille ou non, des peuples ont été mêlés, entraînés dans l’orbite de l’histoire universelle, des cultures et des langues se sont heurtées et se sont rencontrées, des liens indissolubles se sont créés. La relation franco-algérienne ne se laisse pas résumer par l’évocation des tortures ou des viols qui, s’ils ont bien existé, ne sont en aucune manière le fait des 3 millions d’appelés et de l’immense majorité des militaires ayant servi en Algérie. Cette vision de l’Histoire n’est pas seulement une injure à leur égard mais elle nous empêche collectivement d’avancer vers l’intégration à la Nation française des jeunes nés de l’immigration, auxquels on confectionne ainsi une identité minoritaire qui les ancre dans une hostilité de principe à la République. Des millions de Français ont leurs racines en Algérie mais leur avenir est en France et ils forment un pont entre les deux rives. Il y a aujourd’hui en Algérie plus de francophones qu’il n’y en eut jamais.
On ne peut juger la période coloniale en ne retenant que son dénouement violent mais en oubliant l’actif, et en premier lieu l’Ecole, apportant aux peuples colonisés, avec les valeurs de la République, les armes intellectuelles de leur libération. On peut soutenir sans paradoxe que c’est la France qui a permis à l’Algérie d’être la grande Nation qu’elle est devenue dans son extension géographique actuelle sur plus de 2 millions de km2 et avec un potentiel de modernisation qui n’a guère d’équivalent.
La fin de cette période coloniale a été féroce en Algérie, parce qu’à Paris la lucidité manquait, et empêchait de tirer les conséquences de la dérive du système. Faut-il accabler de cela le peuple français ? Il a été consulté à deux reprises par référendum à l’initiative du Général de Gaulle. Il a répondu clairement en 1961 en faveur de l’autodétermination et en 1962 en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Il a choisi la coopération avec cette nouvelle Nation. N’imputons pas au peuple français les faiblesses de la IVème République finissante. Au moment où le monde entier découvre la malfaisance des réseaux islamistes, on mesure à quel point le peuple algérien, soumis à une vague d’attentats sanguinaires depuis les années 90 a été laissé à sa détresse face aux islamistes formés en Afghanistan ; tandis que plus de cent mille civils périssaient, les observateurs parisiens ne cessaient de tenter de disculper les fondamentalistes, ou de semer la confusion en faisant mine d’ignorer « qui tuait qui ». Qui s’est soucié du grave fossé creusé à ce moment crucial où l’Algérie avait plus besoin de solidarité que de réquisitoires ? Avalanche de commentaires sur les crimes d’hier, mais silence et absence de solidarité autour des victimes des crimes d’aujourd’hui.
Est-il normal que jamais en sept ans, ni le Président de la République ni le Premier Ministre n’ont trouvé le temps de se rendre en Algérie, peuplée de 30 millions d’habitants dont plus de la moitié sont francophones ? Est-il satisfaisant de voir notre coopération réduite au strict minimum, quand le dialogue de nos cultures est plus nécessaire que jamais et plus facile à conduire avec le Maghreb qu’avec toute autre région du monde ? Face à la réplique apportée par les Etats-Unis à l’agression terroriste perpétrée sur leur sol, beaucoup s’interrogent sur le contenu et les perspectives de la politique américaine. Je crois plus utile pour ma part de formuler des propositions en faveur d’une politique étrangère active de la France dans cette crise. Rien n’est plus urgent que de resserrer les liens avec les pays riverains de la Méditerranée dans une période particulièrement difficile pour eux.
La France doit aussi reprendre l’initiative au Proche-Orient en faveur d’une paix négociée, où l’existence d’un Etat palestinien viable sera la meilleure garantie de sécurité pour Israël. Elle doit plaider la cause d’une paix durable de la Méditerranée au Golfe. La voix de la France est attendue et elle est nécessaire. Son histoire et son expérience lui permettent d’exercer des médiations utiles pour éviter toute stratégie d’affrontement global avec le monde arabo-musulman et pour faciliter les évolutions démocratiques de ces sociétés.
Cette France dont je m’efforce de porter l’idée exigeante, serait en mesure de remplacer la repentance par le projet. La meilleure manière de surmonter les drames de l’histoire, ce n’est pas de ressasser des vues partielles et partiales et de s’en auto-mortifier ; c’est de les dépasser dans un projet associant le meilleur de chacun.
La voix de notre pays retrouvera sa force et son sens dès lors qu’à l’intérieur il sera fidèle aux valeurs dont il porte l’héritage depuis deux cents ans. Le message de la citoyenneté est une promesse d’égalité qui libère des carcans des communautés, et affranchit de la sombre mythologie des origines. Il doit aussi être défendu au lieu d’être avili en charité compassionnelle ou en assistance. L’égal accès à la citoyenneté, et d’abord à l’emploi, pour tous les jeunes des quartiers populaires de nos villes, doit devenir l’impératif moral de quiconque est investi d’une responsabilité. La « politique de la ville » ne se réduit pas à acheter la paix civile par des subventions : pour réussir elle doit aller de pair avec une conception claire de la citoyenneté et de la nation. Car là est l’origine de la crise entr’aperçue au stade de France.
Pour que les jeunes Français issus de l’immigration fassent corps avec la France, ils doivent retrouver la raisonnable estime de soi indispensable à la construction de leur avenir. L’exemple doit venir d’en haut. Il est grand temps de se ressaisir. Offrons à ces jeunes une lecture non manipulée de notre histoire commune, ne dissimulant rien, ni les ombres, ni les lumières. Aidons les à se comprendre eux-mêmes comme un trait d’union entre les deux rives de la Méditerranée, en surmontant ensemble les traumatismes du passé pour tourner tous nos efforts vers l’avenir. Ils sont une chance pour la France dans la mondialisation, car ils peuvent jeter des passerelles vers d’autres cultures dont nous avons besoin pour forger notre avenir. Si la France est capable de porter en son sein l’idéal de la citoyenneté, et au dehors celui du dialogue des cultures et des civilisations, alors je suis sûr que nous saurons surmonter le moment de doute qui a saisi beaucoup de nos compatriotes un soir d’automne au stade de France. Pour « faire France » [2], il faut tout simplement avoir envie de continuer la France.
[1] Cet article, qui ne correspond en rien au point de vue de la LDH, est repris dans ce dossier à titre de document.
[2] « Faire France », cette expression, utilisée par Michèle Tribalat comme titre de son livre présentant l’enquête Ined-Insee sur les immigrés et leurs enfants, est employée dans les monts du Lyonnais et du Vivarais et signifie « prospérer ».
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